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Étymologie, philosophie, histoire, arts... dans cette rubrique tous les savoirs sont bons pour prendre du recul et adopter différentes perspectives sur le sujet qui nous anime. 

On vous explique : l'ennui

Par : Malyphone de Peyrelongue

Le mot d’ « ennui » évoque couramment tout un univers négatif. Ce champ lexical qui lui est associé peut être celui du « souci », de la « peine », de la « tristesse ». Le dictionnaire des synonymes du CRISCO (Centre de Recherches Inter-langues sur la Signification en COntexte) de l’Université Caen Normandie affiche cette liste des mots qui se substituent au nom « d’ennui » et parmi ces 16 propositions, aucun ne renvoie à un sentiment positif.

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Image : Crisco

 

L’ennui est-il donc forcément un « désagrément » ou pis, un « mal » ?

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André Comte-Sponville, philosophe français, remonte jusqu’à Platon pour expliquer la connotation négative du mot que le penseur grec associait à l’ennui. De la même façon que son successeur du XIXème siècle, Arthur Schopenhauer, l’ennui s’oppose au bonheur. Ces deux sentiments seraient donc inconciliablement antagoniques. C’est-à-dire qu’être heureux exclurait n’importe quel état d’ennui, qu’éprouver le bonheur ne serait possible qu’en éradiquant l’ennui. C’est ce que pouvait penser Schopenhauer en écrivant : « Ainsi, toute notre vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche. De la souffrance, à l’ennui. ». André Comte-Sponville relativise cette position et opte pour une considération plus indulgente de l’ennui. Pour cela, il invoque le philosophe Alain qui disait notamment que « le seul métier où l’on ne s’ennuie jamais, c’est celui qu’on ne fait pas. ». Ce qui est sous-entendu, c’est que l’ennui est normal et que cette condition, passagère mais récidivante est loin d’être condamnable !

Toutefois, malgré cette réhabilitation du terme par André Comte-Sponville, nous ne pouvons pas nous empêcher en tant qu’individu d’éprouver cet ennui négativement. Par exemple, qui ne se rappelle pas de s’être « ennuyé de pied ferme » pendant un cours au collège qui ne nous intéressait pas ? Presque personne ne fait exception. Ainsi, d’un point de vue éducationnel, à quel(s) type(s) d’ennui sommes-nous confrontés ? Pouvons-nous affirmer que l’ennui est un bienfait que nous écartons à tort de nos classes ?

Le magazine L'Express publie un article dans lequel est détaillé le rapport contemporain à l'ennui, reprenant leur lecture de la Petite philosophie de l’ennui, du philosophe norvégien Lars Svendsen :

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« Depuis la seconde moitié du XXe siècle, nous avons vécu dans le culte de la suroccupation. Il fallait être à la limite de l'implosion. Un agenda surchargé était un signe de statut social élevé, alors que, pendant longtemps, l'oisiveté et l'ennui avaient été les marques de l'appartenance à la bonne société. « L'ennui est un phénomène tout à fait marginal jusqu'au XIXe siècle, explique Lars Svendsen. Il était réservé à la cour ou au clergé. D'ailleurs, le mot est récent. On ne le trouve pas dans la langue allemande avant 1740 et il n'est repéré en anglais qu'en 1760, plus tôt en France. » Avec le XVIIIe siècle se produit une chose très importante : nous devenons conscients de nous-mêmes en tant qu'individus. Jusqu'alors, nous n'existions qu'en tant que partie d'un grand tout. « À partir du XVIIIe siècle nous revient une mission : nous réaliser », poursuit Svendsen. La course est lancée. »

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« Vive l'ennui ! », Jean-Sébastien Stehli, L'Express

 

Le constat est frappant. Il suffit de taper « ennui » dans un moteur de recherches d’images et vous tomberez sur une page semblable à celle-ci :

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Image : Duckduckgo

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La couleur dominante y est le noir, décliné dans un camaïeu de gris. La couleur la plus vive est un bleu monotone et un rose pâle ! Pourquoi l’ennui s’apparenterait à la platitude qu’inspire ces couleurs ? En d’autres, termes, pourquoi une telle absence d’ardeur ? Il semble que l’ennui ne puisse inspirer qu’un profond désarroi et engendrer un mal tel qu’il plie nos corps dans ces positions tordues par l’abattement ?

Petit détour du côté de la neuroscience pour comprendre l’ennui. Le cerveau est l’organe qui traite, stocke et remobilise les informations qui lui sont transmises par l’entremise de nos organes sensoriels. Ainsi, dans notre vie quotidienne, nos cerveaux digèrent et restituent des bribes de savoir qu’il emmagasine depuis toujours. La mémoire est cette capacité que nous possédons de nous souvenir des choses. Mais comment les insérons-nous dans notre cerveau ? C’est pendant la phase de digestion de l’information que le cerveau entame un processus de « transcodage » puis de « structuration ». Ce phénomène neurochimique implique la sécrétion de nombreuses hormones et le travail de nombreuses parties de notre cerveau. Lorsque nous exprimons une information dont nous nous souvenons, il y a « récupération » de cette donnée. Les liens que nous tissons entre les choses que nous savons relèvent eux, de notre logique et lorsque nous inventons des concepts, des solutions originales, nous lions d’une façon inédite plusieurs données entre elles. C’est la créativité.  

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Image : SNUIPP

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Tapons donc « créativité » dans notre moteur de recherche ! Voici ce qu’il nous donne :

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Image : Duckduckgo

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Ces images paraissent tout de même plus enthousiasmantes de par leurs couleurs éclatantes ! Justement, une étude britannique, menée par les chercheuses Sandi MANN et Rebekah CADMAN, associe justement la créativité à l’ennui. Ainsi :

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« Elles ont d'abord demandé à 40 personnes de recopier les numéros de téléphone d'un annuaire, tâche particulièrement fastidieuse, pendant un quart d'heure. Puis elles leur ont fait réaliser un travail plus créatif, consistant à proposer différentes façons d'utiliser des tasses en plastique. Il s'est avéré que leurs réalisations étaient plus astucieuses que celles d'un groupe témoin de 40 autres personnes qui n'avaient pas eu de travail rébarbatif à faire avant. Pour confirmer leurs dires, elles ont mené une seconde expérience, en demandant à 30 personnes, non pas d'écrire, mais de seulement lire à voix basse, les listes de numéros. Cette équipe-là était non seulement plus créative que le groupe témoin, mais aussi davantage que le groupe des copistes. Ce qui tendrait à prouver que les activités non seulement ennuyeuses, mais aussi passives, comme d'assister à une réunion, stimulent encore davantage l'imagination.

Pour s'ennuyer, rien de tel que de n'avoir pas assez de boulot à faire, ou d'être trop qualifié pour le job […]. »

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« L’ennui, facteur de créativité », Annie Kahn, Le Monde

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Et si nous devions traiter l’ennui d’un point de vue historico-artistique, nous verrions qu’il a été la muse de sculpteurs, de poètes et de peintres à travers toutes les époques.

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Ainsi, cette statue qui peut inspirer un certain statisme, qui lui-même évoque une sorte d’ennui, n’est-elle pas connue sous le nom du « Penseur » ? Le sculpteur Rodin capture dans cet homme de fer deux instants bien humains : l’ennui, incontestablement accompagné de la divagation, et la rêverie, autrement dit, de la pensée. Une preuve en sculpture de voir l’ennui comme une phase de créativité, de recentrement.

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Walter Sicket, peintre anglais du XXe siècle, raconte dans son œuvre l’histoire d’un homme à la cigare et d’une femme accoudée. Ici encore, que peuvent-ils nous évoquer ? Selon notre façon de voir le verre à moitié plein ou à moitié vide, il est possible soit de noter l’exaspération qui se dégage de la femme à l’arrière-plan et l’expression morfonde du vieillard devant elle. Toutefois, le regard sur la toile se métamorphose si l’on considère que la femme rêvasse autant que l’homme et qu’en les observant mieux, les deux affichent une certaine concentration due à la réflexion. Ainsi, l’ennui est une double facette qui vacille entre le chagrin et la rêverie.

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Enfin, qui ne connaît l’ennui en tant qu’ennemi de Baudelaire ? Ne parle-t-on pas d’ « ennui baudelerien» ? Il lui aurait provoqué cette mélancolie irritante qu’est le spleen mais sans sa manifestation, aurions-nous pu lire le recueil du « Spleen de Paris » ? C’est bien là la preuve ultime que l’ennui, lorsqu’employé à bon escient, amène à la créativité !

 

Bien sûr, il n’est pas question pour autant de nous prescrire de nous ennuyer de pied ferme. « Tout comme l'alcool, l'ennui ne doit néanmoins être pratiqué qu'avec modération. Trop d'ennui nuit à la santé. Il conduit à faire davantage d'erreurs […] accroît le stress, provoque des accidents, pousse à la démission. Pour en compenser les effets, les gens boivent, grignotent, du chocolat en particulier, que d'aucuns jugent néfaste quand il est absorbé en trop grande quantité » peut-on lire sous la plume de la journaliste Annie Kahn qui écrit pour Le Monde. Ces conclusions, émises par les mêmes chercheuses qui avaient prouvées des vertus à l’ennui, confortent l’idée de la dangerosité de tout excès. L’ennui est double, l’ennui est trouble : Platon et Schopenhauer ne peuvent s’empêcher de vouloir la fuir alors que Comte-Sponville et Alain l’accueillent à bras ouverts dans leur vie. Même pour Jacques Attali, « l’ennui permet de vagabonder en soi, d’échapper aux contraintes utilitaires actuelles. » L’ennui est, en même temps, bienfait et malfait, introduisant par-là la question de l’équilibre. Il ne faut pas faire de lui un abus, un excès : s’ennuyer ferme à longueur de journées est peu bénéfique alors que le lâcher-prise momentané dans un instant de rêverie est plus propice à nous stimuler. La sortie de l’ennui s’apparente en réalité à la solution que nous avons trouvée aux questions qui surviennent lorsque l’on s’ennuie. S’y enfermer indéfiniment est le signe de l’emprise démesurée que ces questions exercent sur nous, paralysant nos capacités à réagir. Ne pouvons-nous pas ainsi dire que l’ennui soit historique ? Autrement dit, au-delà qu’il soit actuellement subjectif, qu’il soit objet d’un jugement qui change selon les époques, au gré de l’évolution de notre société ? Ne perdons pas ici la dimension neuroscientifique de cette émotion qui, comme il a été prouvé, est bonne pour notre esprit. Ne laissez donc pas votre ennui être un bruit de fond sur vos pensées. Essayez peut-être de le voir comme l’organisateur de ces dernières. Ne soyez pas passif vis-à-vis de l’ennui au risque de transformer sa vertu en vice mais tout en modération ! C’est sur cette dernière note que nous vous invitons à poursuivre votre route sur cette édition sur l’ennui qu’avec ce conseil du journaliste français Gilbert Cesbron : « L’ennui porte conseil. »

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SOURCES

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ennui

https://fr.wikipedia.org/wiki/Imagination

https://fr.wikipedia.org/wiki/Cr%C3%A9ativit%C3%A9#Processus_cr%C3%A9atif

https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9moire_%C3%A9pisodique

https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9moire_(sciences_humaines)#M%C3%A9moire_en_biologie

https://www.lexpress.fr/informations/vive-l-ennui_652556.html

https://www.scienceshumaines.com/quand-l-ennui-rend-creatif_fr_30521.html

https://www.persee.fr/doc/abpo_0003-391x_1934_num_41_1_1718

http://demain-lecole.over-blog.com/2018/01/education-les-merveilleuses-vertus-de-l-ennui.html 

http://evene.lefigaro.fr/citations/mot.php?mot=ennui

https://www.lemonde.fr/economie/article/2013/01/14/ennui-salutaire_1816711_3234.html

https://nospensees.fr/ennui-et-intelligence-quelle-est-la-relation/ (à revoir)

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